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Quai Docteur Girard - 38520 Le Bourg d'Oisans, Alpes du Dauphiné - Isère, France

lundi 22 juin 2009

Partager la fatigue, qu’elle soit mienne ou nomade, et aller au-delà, malgré tout, pour avancer encore, installer le campement, et enfin prendre soin de nous. Partager la beauté par le regard, partager l’envie de dire avec les mains, partager les rires ; partager le désert et partager l’histoire de l’autre, en étant attentif et réceptif à l’autre …
Ce jour où je parcours, pendant cinq heures d’affilées, dans un grand vent de sable, un cordon dunaire m’encerclant de spirales irrespirables, où le chèche n’est qu’un faible rempart face aux tourbillons, où le regard ne peut accrocher que la djellaba des chameliers à quelques pas de moi …
Le vent qui étourdit, enivre, fatigue ; le vent qui chante fort le désert mais qui le laisse désirer … le vent qui ne laisse entrevoir que moi-même, un vent fou contre lequel je dois lutter pour progresser … le vent qui ne veut pas faiblir pour me laisser me désaltérer … le vent qui sèche les lèvres, les poumons, les yeux … le vent de sable qui noie les pas et les souvenirs, efface les jours de pierre et de damnation, pétrifie les pensées, balaie les tourments de la vie et purifie le devenir.
J’écoute les sons des tourbillons qui grondent et se déchaînent comme des monstres. La musique du vent nous enveloppe, nous dit de nous prendre par la main si nous voulons aller plus loin.
Le vent me murmure la beauté de ces paysages sans cesse renouvelés, me chuchote que nous sommes rires et tendresse au milieu des dunes argentées.
Le vent me crie que nous sommes seuls à marcher en ces lieux, yeux dans les yeux.
Et le vent me souffle de continuer à aimer pour apprendre à vagabonder sur le chemin des secrets.
Le vent qui psalmodie le chant monotone de l’infini, ourlant de notes graves et sourdes la partition de la vie.
Je l’apprivoise comme une danse volupté et j’erre de volutes en ombres tamisées, mariant les traces ensablées aux pas captivité. Le vent me parle encore et encore, de sa voix de stentor, avant de s’en aller mourir, avant d’avoir fini de me dire.
L’arrêt « pique-nique » me trouve déshydratée et « barbouillée ». Lella comprend mon mal-être physique et prépare le « srig » sans un mot, tranquillement. Je bois trois grandes jattes de cette préparation énergétique et mange un peu. Je regarde mes amis vaquer à leurs occupations. Au coucher du soleil, je me sens ragaillardie et le bivouac est un havre de paix, niché au creux d’une minuscule oasis. Il est bon de savourer ces instants de quiétude, quand la théière commence à chanter sur le feu de bois, que les reflets de la nuit inondent l’horizon de couleurs pourpres et que les sons s’éteignent pour ne laisser entendre que le silence. Je n’échangerai pour rien au monde, ces instants de pur abandon dans la grande vague des plaisirs où se mêlent l’odeur du désert, la chaleur des braises, les chants des nomades, la naissance de la nuit et les mots murmurés pour ne pas briser la magie.
Etourdie de bourrasques et de soleil, je n’ai pas sommeil.
Mes yeux captent les messages d’un territoire non sage qui dessine sur ses rivages l’ombre de mon visage.
J’emprisonne les désirs, paumes ouvertes sur les délires, n’existant que pour embellir ce qui ne saurait mentir.
Je me prends au piège des immenses filets dorés qui m’enferment au sein de leurs sortilèges, et sous la caresse du monde, j’atteins le merveilleux dans l’obscurité des cieux. J’étreins la galaxie des lumières insondables pour lui dire merci. Les paillettes mordorées m’éblouissent de mille reflets et je me noie dans les chuchotements que je retiens dans la vasque des doigts au sable sertis.
Que désirer d’autre que je ne possède ? Ma vie est là, tout entière à moi, en moi. Je ne peux m’échouer que sur ma propre vie. Je la sens palpiter en moi, comme un cri se répercutant en écho infini.
Que désirer d’autre qui ne me soit donné ? Cette terre secrète est le théâtre de ma vie, la scène de ma quête d’absolu et de ma soif de connaissance.
Que vouloir d’autre que je n’ai déjà ? Cette contrée lointaine où je me repose de ma vie est mon port d’attache qui ne me lie qu’avec moi-même. Patrie de tous les espaces, cette terre est ma terre car elle me permet de lire le livre de ma vie. Un livre grand ouvert sur des pages immaculées de rien ou seulement parsemées d’étincelles d’or ; un livre plein de rêves couleur nuit ; un livre où les images ne sont que des esquisses de la démesure.
L’élégance du désert, c’est de me laisser raconter ma vie, à mon rythme, sans précipitation, sans contraintes. Mon cahier de voyage est la lecture d’un désert exigeant comme un amant, qui m’apprend à mieux vivre, à mieux être. Je peux rester ainsi des heures durant, effleurant les épures de ma vie, ou au contraire, me laissant submerger par un torrent de visions d’un passé qui ne m’appartient plus.
Je prends la main du désert dans la mienne pour ne pas me perdre dans les coulisses de ma vie, pour abandonner toute obsession qui ne me lierait pas avec lui.

samedi 20 juin 2009

J’aborde l’autre parcours, pleine d’énergie, car le désert se fait indulgent et lumineux, comme pour mieux m’ensorceler. Encore quelques pierres pour me sevrer doucement avant de plonger dans les grands ergs de Timinit.
J’ai supplié le ciel de m’offrir des dunes quand je galérais dans le reg et je suis exaucée : une multitude de courbes légères, sublimes, majestueuses m’encerclant pour me réconcilier avec les sables ; des ondulations fragiles dansant avec l’astre du jour ; des teintes limpides et blondes pour mériter le nom de « vallée blanche » ; des circonvolutions couleur soleil m’étreignant paisiblement ; des ondes de sable, immenses et aériennes épousant le ciel ; des volutes de poussières dorées s’évanouissant dans l’envol des chèches sous le souffle du vent … et des pas qui marchent au gré de la liberté, au creux du rien.
Un rien comme une caresse sur la peau, une harmonie de sons couleur silence qui se balance de dune en dune, et qui se noie dans la plénitude des sens ; un rien comme une lumière étincelante sur un désert aveuglant de beauté ; un rien plein de sensualité qui dessine les arabesques de l’amour ; un rien comme une immatérialité entêtante sur la danse de la vie ; un rien comme l’apaisement après la tempête, qui effleure l’onde de vie nimbée de puissance féconde ; un rien comme une étreinte solitude nouée aux racines minérales ; un rien humilité comme apprentissage de la vie.
Je me suis séparée de hier, des pierres, pour m’assoupir dans le ventre des dunes. Revenir d’un désert pour revenir au désert, m’enfonçant dans le royaume des légendes et des soleils couchants.
Timinit, Maden, Chatou … les noms chantent de crête en crête. Eblouissement des couleurs ocre, or, blanches et pures, comme des voiles de lumière sur un océan de dunes rougissantes et dorées.
Eclatement sur l’inoubliable, inaccessible démesure cristalline comme une ode à la création.
Mythique désert qui m’offre le paradis, jonché de jardins et de palmeraies.
Somptueux contrastes dont je ne peux détacher le regard, avide de comprendre la nature et les « pourquoi » face à de tels lieux.

Les jours naissent et meurent au milieu des sables et du silence. Nos pas sont feutrés et caressent les dunes pour mieux les aimer. Les bivouacs retrouvent la vérité des cieux, inondés d’étoiles filantes et de constellations. Mes deux amis chameliers chantent le désert, Dieu, l’Amour. Comme ils sont loin de toutes les considérations que nous côtoyons chez nous … loin de ce qui fait mal, de ce qui n’est pas la vraie vie. Ils vivent au rythme du soleil, de la générosité du repas partagé, des rires autour du feu, des prières solitaires ou avec d’autres nomades, des marches interminables et des feux, symboles de complicité et de bien-être.
Tout est intimement noué dans l’espace-temps, dans l’espace-liberté, dans l’espace-infini.
Je marche au diapason de cette vie, sans fard et sans superflu ; je marche, solitaire et pleine de toutes ces richesses. Oui, c’est ça : je suis riche, immensément riche de sérénité et de paix. L’aura du désert me fait riche de mille sensations, de mille perceptions. Oui, je suis riche de « rien », qui ne se compte pas en euro, qui ne peut se monnayer sur aucun marché boursier. Je suis riche de plénitude et de compréhension.
Comment expliquer que l’on peut être heureux en marchant dans un monde qui n’offre rien en monnaie trébuchante mais qui donne tout ? Comment expliquer ?
Peut-être y a-t-il ici plus qu’ailleurs la notion de partage, non pas un mot théorique et vide de sens, mais vécu quotidiennement dans chaque acte, à chaque instant : ce partage dans l’écoute de l’autre quand les salutations s’éternisent pour demander des nouvelles de la santé, de la famille, du village, dans l’aide apportée autour du puits, dans le repas ou le thé offert à tout hôte émergeant de nulle part, sans poser de question, dans l’attention muette accordée à chacun … D’un seul coup d’œil, le nomade voit ce dont l’hôte a besoin et prévient sa demande. Le plus extraordinaire est le partage du silence, quand les nomades, après une rude journée de travail, se retrouvent autour du feu et écoutent, ensemble, dans une communion profonde et paisible, la solitude du désert. Imperceptible, mais ô combien présent, ce partage dans la douceur des mots, dans la douceur des gestes, et surtout dans le silence qui nous enveloppe. Pas de bruit superflu … ils m’intègrent dans ce partage où je me fais silence dans le moindre mouvement, où j’acquiers au fil des jours, l’immobilité qui est la leur dans la contemplation du feu ou du soleil couchant. Les mains se tendent silencieusement pour donner le verre de thé ou les dattes. Religieusement, ils entendent le désert, les yeux baissés, goûtant au repos bien mérité. Je n’ai que le droit d’être heureuse, à l’écoute de leur partage perceptible dans chaque goutte de silence. Comme il est bon d’être ainsi, entourée de douceur et intégrée dans leur cercle qui s’ouvre naturellement à chaque nouvelle arrivée. Je suis riche de ce partage émotionnel intense et de bien-être paisible.
Je vais ainsi, partageant mon histoire, de palmeraie en campement, de dunes en oasis, de crépuscule en aurore, avec des nomades qui m’accueillent à bras ouverts et qui mettent tout en œuvre pour que je sois bien.

mercredi 17 juin 2009

Les yeux à peine ouverts, je sens la présence des enfants hors de la tente. Ils se tiennent à distance. La galette cuit. Je range mes affaires et partage le pain avec eux.
Ces nomades sont une partie du monde, oubliés de tous, même de Dieu.
Comment vivre dans de tels lieux inhospitaliers, qui ne donnent rien ? Comment vivre ici ? Aucun espoir à mille lieux à la ronde ; aucun espoir si ce n’est la survie tout simplement.
Avant de partir, je salue l’hôte qui nous a si gentiment reçus et règle notre nuitée. Je me retourne sur des enfants en haillons qui me font de grands signes en souriant. Je me retourne sur un désert que j’apprends à aimer. Je me retourne sur le néant, le froid des pierres et le regard des femmes sous les tentes. Je n’oublierai jamais cette traversée qui laisse en moi les séquelles d’une marche maudite avant la rédemption. Je suis heureuse d’avoir vécu ces moments de rejet parce que maintenant, je sais … Je sais la dimension humaine d’un village de pierres où le rien est roi ; je sais que du rien jaillit la renaissance ; je sais qu’il faut traverser les affres et l’incommodité de tels lieux. Je sais que l’on doit aller au bout de ses attentes pour être récompensé, et qu’il faut faire confiance au miroir de la vie, de sa vie.
Malgré tout, contradiction en moi : « rien » synonyme de pauvreté ou « rien » symbole de plénitude intérieure ? Je suis au milieu de la misère, et c’est là que je me reconstruis sur des pierres informes et froides. Je touche du bout des doigts l’âpreté de tels lieux, et du bout du cœur, je palpe une vérité de vie, nichée là, qui ne demande qu’à germer en moi puisque je suis devenue pauvre de possession. Je me regarde et ne me vois plus : qu’ai-je encore à moi, si ce n’est juste un bol pour manger, un duvet pour dormir, les mêmes vêtements jour après jour, et rien de superflu dans la nourriture …
Je suis sans apprêt, sans rien qui m’appartienne vraiment.
Lorsque je pose la tête pour dormir, au creux de mes bras pour unique oreiller, que j’entends le souffle régulier de Sidi et Lella, je sais ce que le mot « rien » peut signifier. Je n’ai que le strict minimum pour faire face aux aléas de la météo, pour assurer une toilette très succincte, et … c’est tout. Ma brosse ne peigne plus depuis longtemps les cheveux emmêlés et remplis de sable ; je n’ai que les mains pour toucher le visage car le miroir de poche est relégué au fond de ma trousse, inutile et vain. L’image de moi est intérieure ; c’est celle que j’offre à ceux qui m’entourent. Voilà ce « rien » que je suis venue chercher tout au fond de moi, tout au bout des sables, et qui m’emplit toute. Ma seule possession, ce sont mes mains qui se tendent vers moi ; c’est mon propre regard sur moi ; c’est mon corps à l’écoute de mes propres pas… Il n’y a rien … rien que moi avec moi. Je dois me contenter de ma seule compagnie ; autant dire qu’il faut s’annihiler pour avancer avec soi-même, pour discuter de longues heures solitaires avec soi-même, pour trouver chaque jour un sujet de conversation intéressant, non pas un monologue, mais un vrai dialogue entre sa pensée et les réponses glanées dans le sable et le soleil. Le vent se moque parfois de moi quand il me ressasse sans arrêt cette phrase : « tu voulais goûter au rien ; eh ! bien, le voilà : il est devant toi, derrière toi, autour de toi, en toi ». Le vent se fait grave quand il me dit : « remplis-toi de lui ; fais-le tien. Et si ce rien te parle, alors écoute-le, car il est sagesse et connaissance. Ecoute attentivement le silence du rien ; tends l’oreille et même si tu crois que tout est muet, tu te trompes et tu le sais. Il te faut être encore plus en osmose avec le rien pour en percevoir toute sa richesse. Ne te décourages pas ; ne te détournes pas de lui et si tu peines sur ses rives, c’est que ce silence là se mérite et s’obtient par abnégation de toi, par oubli de toi. Tu n’es pas allée assez loin dans le dépouillement et c’est pour cela que tu te heurtes à son mutisme ; déshabilles-toi encore plus ; sois simplement nudité pour avancer sur sa route et lui te vêtira de compréhension et de richesse ».
Au milieu du rien, je ne suis qu’un corps mal fagoté, mal lavé … mais la réalité est là : je ne suis rien, je n’ai rien, je n’attends rien … mais je suis heureuse. J’ai entendu le vent et compris son message.
Mais est-ce un fragment de bonheur puisque je ne palpe qu’un fragment du « rien » ? Pourrais-je tenir les mêmes propos si je devais être confrontée, jour après jour, à la pauvreté du « rien » ? Pourrais-je me sentir aussi libre si je n’avais que le « rien » pour unique horizon ? Ce « rien » qui m’est donné d’aimer ne dure que le temps d’une miette de vie. J’ai conscience que ce rien ne signifie pas la même chose pour les nomades qui vivent là, le temps d’une vie entière. Je bascule entre deux perceptions, plénitude intérieure et réalité abrupte d’un rien qui fait mal et qui dérange. Juste un morceau de rien pour mieux me comprendre, pour mieux m’atteindre : voilà ce que le désert m’offre, ne me demandant nullement de passer ma vie, retirée du monde. Ce rien est juste une étincelle dans ma parenthèse désertique pour me situer par rapport à moi-même. Ce rien n’a aucune adéquation avec la vie quotidienne car celle-là est difficile, ardue, pénible, âpre, miséreuse. C’est peut-être pour cela que les nomades, ne possédant rien, sont capables de rires, de générosité et de tendresse, car ils portent en eux naturellement la compréhension de la vie que je suis venue chercher auprès d’eux. Il est bon, tout simplement, de vivre un instant ainsi, qui permet d’aller en soi et d’en sortir vainqueur et libre.

mardi 16 juin 2009

Pour la quatrième journée consécutive, nous chargeons les chameaux pour nous enfoncer dans ce reg qui s'étire comme un écheveau. Le vent nous accompagne et dans le ciel déchiré, ne se profilent que de rares coins bleutés. Mes sandales épousent tant bien que mal ce terrain chaotique et je ne peux porter bien longtemps le regard au-delà de mes pieds sous peine de me tordre les chevilles. J'ai sûrement quelque chose à apprendre de ce désert, mais quoi ?
Enfin, Lella m'annonce que nous approchons de l'oasis. Je regarde fixement ce qui se dessine devant moi, mais ne vois rien que ce que je vis depuis quatre jours. Mes yeux ne sauraient-ils plus voir ? Son-ils fatigués de trop de pierres, usés par le vent et l'étau du désert qui se referme inexorablement sur moi ? Comprennent-ils le langage nomade qui exclut du vocabulaire la notion de distance telle que nous la percevons chez nous ? Car j'imagine des palmiers, de l'eau, des tentes … et ce que je devine me laisse entrevoir le pire … Quelques rares maisons de pierre disséminées au milieu des pierres ... paysage pesant de désolation. Un homme s'avance, des enfants dénudés et frissonnants l'entourent. Après les échanges de politesse, Lella discute d'un éventuel emplacement pour nous. A quelques pas, un semblant de terrain vague cerné par des ruines … nous installons la tente. Je ne dis mot, résignée et mal à l'aise.
La misère est là : des khaïmas usagées, jaunies par le temps, ouvertes à tous les vents; les femmes y sont réfugiées, autour desquelles se blottissent de petits enfants. J'entends des pleurs de bébés. Les plus grands nous entourent, en cercle silencieux, ne demandant rien, n'attendant rien. Ils vivent quotidiennement dans le rien, ne voient que le rien, n'entendent que le rien. Je suis « mal »; j'ai envie de détourner la tête pour me reposer de ce « désert » qui m'étreint, mais la réalité est là, au cœur des pierres. Petit à petit, j'apprivoise les enfants, ou peut-être m'apprivoisent-ils ? Des rires fusent en catimini; malgré leur malheur, ils ont l'œil qui pétille et l'innocence de leur âge. Nous leur offrons des fruits qu'ils se partagent en retrait de la tente. Puis ils disparaissent. Je veux savoir où je suis, de quoi demain sera fait. Lella me rassure en me disant que nous irons découvrir El'Berbera tout à l'heure.
En attendant, je cherche désespérément un arbuste ou acacia pour assouvir un besoin naturel. Tout est désert …
Et pourtant, à quelques centaines de mètres de là, au coeur d'une immense faille, nous découvrons la beauté sauvage d'une oasis secrète et chatoyante. Des dunes de sable tapissent la descente comme du velours. Les palmiers et la végétation dense s'enchevêtrent au milieu des sources et des jardins. Les cascades jaillissent des blocs de rocher … un enfant chante … chaque anfractuosité de terrain recèle un trésor : des fleurs, des fougères, des « choux » … Nous sommes au fond d'une gorge profonde, sableuse et sereine. Chaque méandre nous entraîne un peu plus loin dans la découverte et nous marchons ainsi deux heures.
Alors, seulement, je comprends que les jours précédemment vécus avaient une signification, qu'il me fallait simplement être patiente car toute situation, aussi difficile soit-elle, a toujours un sens que le temps nous permet de décrypter.
Demain, d'autres horizons m'attendent, moins abrupts, moins sévères, mais ceux que je viens de traverser trouvent enfin leur place dans ma perception. Je devais vivre cette expérience. Le désert « reg » peut être envoûtant et ensorcelant. Ce n'est pas une carte postale, ce n'est pas un lieu idyllique. Et pourtant, il dégage une force, une saveur, un goût particulier, farouche et tenace. Avoir galéré dans cette pierraille n'était pas vain pour mieux comprendre l'enseignement du désert.

Le thé est partagé avec deux villageois. Nous les invitons à dîner mais ils déclinent l’invitation avec respect. Les enfants attendent et nous leur servons du riz et des légumes. Quelques minutes plus tard, une jatte de lait battue est offerte en remerciement. Dans la soirée, les pleurs des bébés s’éteignent et le vent murmure sa prière.

lundi 15 juin 2009

Le lendemain, comme hier, sans fin … J'accueille la prière et la fraîcheur matinale comme une ode à la terre. Sidi verse de l'eau frémissante pour un thé à la menthe et je croque un morceau de galette tendre.
Les nuages accrochent toujours le ciel, les épousant pour mieux les confondre. Lella et Sidi ne me voient pas; ils progressent souplement, en grandes enjambées. Les chameaux avancent prudemment; ils ont mal aux pattes sur ce terrain déformé. Les kilomètres s'additionnent au fil des heures sur la monotonie lunaire et caillouteuse du terrain.

Un peu de sable et un petit acacia nous accueillent pour un autre bivouac avec le vent pour seul compagnon. Immuablement, les chameliers répètent les mêmes gestes pour installer la tente, faire le thé, préparer la soupe mauritanienne et les pâtes.

La nuit prend possession des éléments, nous encerclant et nous emprisonnant dans notre demeure de fortune. Je sens et j'entends le vent s'engouffrer sous la toile, la soulevant par intermittence et la faisant trembler avec force. Le piquet central tient bon malgré la violence des bourrasques, et une petite pluie nous fait rentrer précipitamment les provisions et les sacs. Les pierres, la pluie, le vent …
Mais rien ne m'inquiète puisque je suis hors du temps.
Je suis ce temps m'égarant dans la musique de la nuit.
Je suis une goutte de ce temps, m'évaporant au milieu de nulle part.
Je m'évanouis dans l'éternité, fuyant ce temps que je croyais maîtriser.
Je me promène dans le temps qui se meurt dans l'imparfait.
Je parle le langage du temps, indomptable et inconsistant.
J'essaie de percer les secrets du temps qui ne s'expliquent pas avec des mots savants.
Pourrai-je un jour aimer suffisamment le désert, celui qui demande l'abandon total de la notion de temps ?
J'entends le souffle du désert et celui du temps et je marche sur son silence.
Alors, je sens le temps, non pas comme une rumeur, mais comme un brise sur mes habits intérieurs.

Que dire de la journée suivante si ce n'est qu'elle est semblable à celle de la veille ?
Je veux croire à autre chose qu'à ce silence caillouteux mais je ne peux qu'avancer sur les traces sombres d'un ciel plombé d'une pluie menaçante qui reste en suspens.
Les chameaux n'apprécient pas ce terrain et le font comprendre. Sidi a la corde tendue au bout des bras et essaie de les orienter au mieux. Je voudrais accélérer l'allure pour sortir de cet enfer, mais il est impossible de demander d'autres efforts aux chameaux. Quelques maigres traces de végétation me font croire au miracle d'un changement de paysage, mais ce n'est qu'illusion.
… Aller au-delà de l'horizon pour voir, mais la ligne qui s'approche ne prédit rien de bon, car c'est la même démesure qui m'entoure. Les points cardinaux se ressemblent et seul le soleil qui perce me donne une heure approximative. Lelle me dit que nous arriverons bientôt au terme de cette marche pierreuse et difficile … sûrement demain … mais que nous ne pouvons faire autrement pour rallier El'Berbera en venant de Terjit. Personne ne s'aventure ici; c'est un circuit délaissé à cause de sa rudesse.
Enfin deux grosses dunes au loin me laissent penser que nous approchons du but. Ce sera notre troisième bivouac dans des conditions plus agréables.
Etre confronté à l'originel, et ne voir âme qui vive rend obligatoire les interrogations intérieures et l'uniformité du terrain annihile la notion de temps. Rituel du feu, du thé pour ponctuer le jour et la lune pour m'indiquer qu'il est l'heure d'aller dormir … même si les yeux refusent obstinément de se fermer. Je bavarde avec Lella tandis que Sidi chante Dieu. Nous avons dressé la tente et glissée dans mon duvet, j'écoute le vent avant de m'assoupir doucement dans le ventre de la nuit.

vendredi 12 juin 2009

Au-delà du regard


Le désert est là, chaos de pierres et de failles, avant la fontaine poussières d'or sur la démesure. Je transporte mon baluchon de nomade, revenant sans cesse au point de départ. Dans ce sac, ma seule richesse : vêtements ayant déjà bien bourlingué, mais toujours curieux d'autres horizons. J'emporte peu pour ne pas m'alourdir; je m'habille seulement de silence et de vide.

Oasis de Chinguetti … poussières innombrables dans l'infini retrouvé. Mes yeux épousent le soir, cherchant la khaïma comme un espoir qui transporte mes pas.
Pourquoi retourner sans cesse dans ces mêmes lieux, me dira-t-on ? Je n'ai pas de réponse, seulement le désir profond d'errer sur les chemins de l'ailleurs pour comprendre le sens de ma vie. Il ne faut pas grand chose pour partir à la rencontre de soi : deux chameliers, trois chameaux, quelques vivres, de l'eau et le regard rivé au loin.

Désert de pierres sans fin … chaque pas est un franchissement d'obstacles plus ou moins importants, plus ou moins visibles. Cela ressemble étrangement aux aléas et aux embûches d'une vie. Le vent est là, qui m'oblige à baisser la tête, à courber le dos, mais qui ne peut m'avouer vaincue. Il ne peut m'empêcher de porter les yeux au-delà
d'un horizon inexistant mais que je sais être. Un horizon de pierre, vrai désert désertique, sans courbe, sans relief. Je tourne sur moi-même à la recherche d'un hypothétique point de repère … il n'y a rien. Rien que ce magma de roches, brunes et noires, à perte de vue. Les chameaux avancent lentement, cherchant leur passage dans ce paysage apocalypse. Sidi, le frère de Lella, tire sur la corde et leur montre le meilleur itinéraire. Lella et moi avançons plus vite, silencieusement, chacun perdu dans ses pensées. Le soleil voilé confère une atmosphère encore plus austère à ces lieux. Nous devons être les seuls à franchir ces étendues vertigineuses de platitude et d'infinitude. C'est la première fois que je suis confrontée à ce désert, non pas une parenthèse au milieu des dunes, mais l'implacable et inexorable désert de roches. Terrain où ne subsiste aucune vie … si … des scorpions noirs se fondant dans le sombre des lieux.
Je ne pose aucune question; j'ai appris à me taire et je ne sais combien de temps va durer cette traversée. Pierre après pierre, nous grignotons du terrain, mais l'horizon recule comme un mirage. Lella et Sidi savent où mènent les pas; moi, non. Je sens intuitivement que je vis quelque chose d'exceptionnel malgré cette marche oppressante. Je goûte à la dimension pierreuse d'un désert qui m'était inconnu, ou seulement perçu à petites doses. Là, je me sens étrangement à l'origine du monde, dans un enchevêtrement de caillasse et d'uniformité. Les chameliers savent m'offrir l'inattendu, des endroits hors des sentiers battus, où seuls résonnent nos pas. Ils connaissent mon exigence de solitude et mon besoin de différence.
Cette marche est difficile, non pas physiquement, mais psychologiquement. Elle requiert l'aptitude à transformer la lassitude du paysage en poésie, car « de l'ordinaire peut jaillir l'extraordinaire ».
Un premier bivouac au son du vent, sous la tente dressée qui m'enveloppe comme un cocon. Je me sens à l'abri de toutes les vicissitudes, perdue quelques part dans un no man's land, mon regard au creux du feu, écoutant la toile se plier sous les assauts du vent. Il fait bon s'endormir ainsi, sachant que rien ne peut m'atteindre.

lundi 8 juin 2009

Je marche avec mes amis pour m'oublier.
Mes pieds sont abîmés de trop de pierres, de sables, d'épines d'acacia, de soleil et de pas.
Je vais; sans mot, nous marchons. Muets, nous allons.
Nous savons la nuit étoilée, enfouie dans le sable, enfouie en nous.
Nous avançons vers l'adieu. Je marche encore pour oublier la démesure.
Les dunes nous offrent le réconfort de leurs poussières d'or et de lumière.

Ce soir, nous sommes dans la famille de Lella, heureux et fier de me présenter les siens, qu'il retrouve au gré de ses déplacements. Ses deux sœurs sont belles, élancées, pleines de grâce et de douceur. Les enfants courent et viennent à ma rencontre. Sa mère, sans âge, toute de noir vêtue, prépare le repas. Nous bavardons, nous rions. Je suis des leurs.
Grand vide en moi. Sable éteint. Mes yeux capturent les étoiles.
Je sais la fin du voyage.

A l'orée du jour, nos pas foulent de nouveau les pierres. J'accorde mes pas à ceux des chameliers, vers une autre vie. Mon dernier jour.
L'aurore est intacte. J'ai changé.

Une dernière fois, mes amis chantent le désert.
Leur empreinte est en moi. Ils sont diamant car ils portent l'éclat de la vraie vie en eux. Ils sont richesse car ils aiment simplement, donnent simplement, parce qu'ils sont paix.
Je quitte mon habit d'amour et de passion. Le chèche est devenu vent.
J'ai le goût du sable sur les lèvres.
Sourire pour nous réconforter.
Ils me savent nomade. Ils me savent désert.
Vie poésie. Ma vie rime avec le sable.

Je quitte le désert; je quitte mes amis. Je suis leur amie. Ils existent en moi, profondément. Ils continueront à me faire vivre dans chaque goutte de silence, dans chaque nuit étoilée.
Je découvre le besoin et le manque de mes amis pour communiquer avec ma vie.
Nos yeux sont la promesse de retrouvailles où nos pas nous entraîneront encore plus loin. Le temps n'existe pas dans le désert; je reviens déjà.
Les yeux volent les dernières dunes, les dernières pierres. Je suis solitude.

… Chinguetti …
Dans l'embrasure de la porte, djellaba bleue et chèche noir.
Leur regard en moi.
Ils ne sont plus.
Je suis silence, nourrie seulement de désert.
Regard en arrière; c'est mon seul passé.
Je me suis perdue dans le grand vent du désert.
Le désert pour me dessiner et m'inventer.
Le désert pour me chanter et m'aimer.
Le désert pour entendre mon silence.

L'auberge est calme; je suis la seule cliente. Je reste sur la terrasse à entendre les murmures de Chinguetti, à me perdre dans les souvenirs.
Nuit sans sommeil à l'écoute du désert qui se perd loin de moi. Les braises ont déserté la nuit; les étoiles sont mortes. Mes pensées sont nouées dans la mémoire du vent.
Je suis ailleurs, dans la galaxie des étoiles, dans la mouvance des dunes, dans l'errance du nomade.

… Aéroport … chaleur … foule …

Je suis de retour …
Les autres me diront si mon âme a changé.
Je leur dirai la solitude intérieure, le feu des yeux qui brûle pour le néant, le chant du corps quand il fait l'amour avec l'immensité.
Je leur dirai l'infini des dunes et leur sensualité, la douce caresse du vent sur la peau, la voix qui murmure la prière.
Je leur dirai les légendes et les mirages du sable, le regard du nomade et son langage du cœur.
Mes yeux parleront; ils sauront.
Je suis rentrée dans le monde. Il n'y a rien à la mesure de ma démesure.
J'ai froid.
J'erre dans la nuit étoilée.

lundi 1 juin 2009


Le désert m'engloutit. Plus de repères, si ce n'est la ronde du soleil.
Je ne sais plus le temps, le jour. Je sais le silence et le vide des pensées.
Je divague sur le murmure du vent.
Je suis morte, ensevelie de sable, écrasée de soleil et de solitude. Mes yeux veulent capter ce qui reste de ma vie d'avant … C'était quand ? Où ? La passion du désert m'étouffe mais je m'y noie jour après jour, pas après pas.
Je ne sais plus dire. Le langage du désert est seulement en moi.
Liberté et rien : je sais ces deux mots dans le grand vent du néant.
Je veux dire l'appel du désert. Mots … prison. Désert-prison.
Au creux de mon cœur, désert.
Bras de l'immensité pour me déserter.

Combien de temps pour oublier la force et la démesure du désert ?
Je veux rester, âme nomade, libre, sauvage.
J'entends le monde, la prière du nomade, sa prière.
Qu'importe la peau craquelée de trop de vent, le visage bouffi de trop de soleil, les pieds lourds du sable transporté; qu'importe mon corps; il vit, il respire.
Immensité éclatée.

Autour du feu, nous parlons doucement de l'amitié, de nos vies. Nous n'avons pas sommeil. Le vent souffle fort.
Nasser, bonnet de laine sur la tête qui le fait ressembler au « diable » du désert, nous offre sa prestation de musicien improvisé et de chanteur. Lella se prend au jeu et comme des gamins, ils animent une soirée kermesse offerte en mon honneur ! Fou-rire à l'écoute de leurs imitations et de leurs pitreries. Nous sommes redevenus des enfants qui nous amusons au milieu de la nuit.

Puis, quand tout s'éteint, que la lune disparaît, nous contemplons le ciel; regards plein de bonté; silence sur les lèvres muettes.
Au creux de la nuit, sentir le regard qui ne s'endort pas et poser la tête pour un instant d'éternité.
Pureté du ciel et éclat des yeux.
Immensité et douceur … désert miracle … désert sublime.
Nuit trop courte qui nous laisse inachevés.

Le jour se lève; le froid et le vent sont encore présents. Dans la caillasse, nous marchons. Sur les traces du vent, nous fuyons. Sur les traces du vent, nous sommes.
Un chamelier, ami de Lella, nous rejoint. Nous faisons la halte. Le vent chante fort. Pour protéger le feu, Lella soulève une grosse pierre où se niche un énorme scorpion qu'il … embroche ! Le repas a goût de sable qui craque sous les dents et nous nous protégeons tant bien que mal du vent.

Et puis, encore les pierres et ce vent qui courbe les corps. Mais tout est magnifiquement beau.
Perdus dans l'immensité caillouteuse, nous semblons irréels, les chèches flottant dans les bourrasques. La houle du vent est la seule musique du désert. C'est la plus belle.
Nous avançons, yeux baissés et plissés pour éviter les poussières lorsque des tourbillons imprévisibles nous contraignent à stopper et à détourner la tête. A quelques centimètres du sol, c'est la danse du vent et des grains de sable qui s'amplifient pour former une spirale s'élevant dans l'air devenu irrespirable. Je m'amuse à déceler ces formations de tourbillon et mon chèche est le meilleur rempart pour lutter contre elles et me protéger de ce grand vent.

Le dernier bivouac. Paix sur cette nuit.
J'ai dit la tendresse et le silence. Je vois le désert.
Je le contemple longuement dans la clarté de la lune, blottie en moi, immobile en moi, éprise du désert, amoureuse du désert. Je m'endors au creux de lui.