Les yeux à peine ouverts, je sens la présence des enfants hors de la tente. Ils se tiennent à distance. La galette cuit. Je range mes affaires et partage le pain avec eux.
Ces nomades sont une partie du monde, oubliés de tous, même de Dieu.
Comment vivre dans de tels lieux inhospitaliers, qui ne donnent rien ? Comment vivre ici ? Aucun espoir à mille lieux à la ronde ; aucun espoir si ce n’est la survie tout simplement.
Avant de partir, je salue l’hôte qui nous a si gentiment reçus et règle notre nuitée. Je me retourne sur des enfants en haillons qui me font de grands signes en souriant. Je me retourne sur un désert que j’apprends à aimer. Je me retourne sur le néant, le froid des pierres et le regard des femmes sous les tentes. Je n’oublierai jamais cette traversée qui laisse en moi les séquelles d’une marche maudite avant la rédemption. Je suis heureuse d’avoir vécu ces moments de rejet parce que maintenant, je sais … Je sais la dimension humaine d’un village de pierres où le rien est roi ; je sais que du rien jaillit la renaissance ; je sais qu’il faut traverser les affres et l’incommodité de tels lieux. Je sais que l’on doit aller au bout de ses attentes pour être récompensé, et qu’il faut faire confiance au miroir de la vie, de sa vie.
Malgré tout, contradiction en moi : « rien » synonyme de pauvreté ou « rien » symbole de plénitude intérieure ? Je suis au milieu de la misère, et c’est là que je me reconstruis sur des pierres informes et froides. Je touche du bout des doigts l’âpreté de tels lieux, et du bout du cœur, je palpe une vérité de vie, nichée là, qui ne demande qu’à germer en moi puisque je suis devenue pauvre de possession. Je me regarde et ne me vois plus : qu’ai-je encore à moi, si ce n’est juste un bol pour manger, un duvet pour dormir, les mêmes vêtements jour après jour, et rien de superflu dans la nourriture …
Je suis sans apprêt, sans rien qui m’appartienne vraiment.
Lorsque je pose la tête pour dormir, au creux de mes bras pour unique oreiller, que j’entends le souffle régulier de Sidi et Lella, je sais ce que le mot « rien » peut signifier. Je n’ai que le strict minimum pour faire face aux aléas de la météo, pour assurer une toilette très succincte, et … c’est tout. Ma brosse ne peigne plus depuis longtemps les cheveux emmêlés et remplis de sable ; je n’ai que les mains pour toucher le visage car le miroir de poche est relégué au fond de ma trousse, inutile et vain. L’image de moi est intérieure ; c’est celle que j’offre à ceux qui m’entourent. Voilà ce « rien » que je suis venue chercher tout au fond de moi, tout au bout des sables, et qui m’emplit toute. Ma seule possession, ce sont mes mains qui se tendent vers moi ; c’est mon propre regard sur moi ; c’est mon corps à l’écoute de mes propres pas… Il n’y a rien … rien que moi avec moi. Je dois me contenter de ma seule compagnie ; autant dire qu’il faut s’annihiler pour avancer avec soi-même, pour discuter de longues heures solitaires avec soi-même, pour trouver chaque jour un sujet de conversation intéressant, non pas un monologue, mais un vrai dialogue entre sa pensée et les réponses glanées dans le sable et le soleil. Le vent se moque parfois de moi quand il me ressasse sans arrêt cette phrase : « tu voulais goûter au rien ; eh ! bien, le voilà : il est devant toi, derrière toi, autour de toi, en toi ». Le vent se fait grave quand il me dit : « remplis-toi de lui ; fais-le tien. Et si ce rien te parle, alors écoute-le, car il est sagesse et connaissance. Ecoute attentivement le silence du rien ; tends l’oreille et même si tu crois que tout est muet, tu te trompes et tu le sais. Il te faut être encore plus en osmose avec le rien pour en percevoir toute sa richesse. Ne te décourages pas ; ne te détournes pas de lui et si tu peines sur ses rives, c’est que ce silence là se mérite et s’obtient par abnégation de toi, par oubli de toi. Tu n’es pas allée assez loin dans le dépouillement et c’est pour cela que tu te heurtes à son mutisme ; déshabilles-toi encore plus ; sois simplement nudité pour avancer sur sa route et lui te vêtira de compréhension et de richesse ».
Au milieu du rien, je ne suis qu’un corps mal fagoté, mal lavé … mais la réalité est là : je ne suis rien, je n’ai rien, je n’attends rien … mais je suis heureuse. J’ai entendu le vent et compris son message.
Mais est-ce un fragment de bonheur puisque je ne palpe qu’un fragment du « rien » ? Pourrais-je tenir les mêmes propos si je devais être confrontée, jour après jour, à la pauvreté du « rien » ? Pourrais-je me sentir aussi libre si je n’avais que le « rien » pour unique horizon ? Ce « rien » qui m’est donné d’aimer ne dure que le temps d’une miette de vie. J’ai conscience que ce rien ne signifie pas la même chose pour les nomades qui vivent là, le temps d’une vie entière. Je bascule entre deux perceptions, plénitude intérieure et réalité abrupte d’un rien qui fait mal et qui dérange. Juste un morceau de rien pour mieux me comprendre, pour mieux m’atteindre : voilà ce que le désert m’offre, ne me demandant nullement de passer ma vie, retirée du monde. Ce rien est juste une étincelle dans ma parenthèse désertique pour me situer par rapport à moi-même. Ce rien n’a aucune adéquation avec la vie quotidienne car celle-là est difficile, ardue, pénible, âpre, miséreuse. C’est peut-être pour cela que les nomades, ne possédant rien, sont capables de rires, de générosité et de tendresse, car ils portent en eux naturellement la compréhension de la vie que je suis venue chercher auprès d’eux. Il est bon, tout simplement, de vivre un instant ainsi, qui permet d’aller en soi et d’en sortir vainqueur et libre.
Ces nomades sont une partie du monde, oubliés de tous, même de Dieu.
Comment vivre dans de tels lieux inhospitaliers, qui ne donnent rien ? Comment vivre ici ? Aucun espoir à mille lieux à la ronde ; aucun espoir si ce n’est la survie tout simplement.
Avant de partir, je salue l’hôte qui nous a si gentiment reçus et règle notre nuitée. Je me retourne sur des enfants en haillons qui me font de grands signes en souriant. Je me retourne sur un désert que j’apprends à aimer. Je me retourne sur le néant, le froid des pierres et le regard des femmes sous les tentes. Je n’oublierai jamais cette traversée qui laisse en moi les séquelles d’une marche maudite avant la rédemption. Je suis heureuse d’avoir vécu ces moments de rejet parce que maintenant, je sais … Je sais la dimension humaine d’un village de pierres où le rien est roi ; je sais que du rien jaillit la renaissance ; je sais qu’il faut traverser les affres et l’incommodité de tels lieux. Je sais que l’on doit aller au bout de ses attentes pour être récompensé, et qu’il faut faire confiance au miroir de la vie, de sa vie.
Malgré tout, contradiction en moi : « rien » synonyme de pauvreté ou « rien » symbole de plénitude intérieure ? Je suis au milieu de la misère, et c’est là que je me reconstruis sur des pierres informes et froides. Je touche du bout des doigts l’âpreté de tels lieux, et du bout du cœur, je palpe une vérité de vie, nichée là, qui ne demande qu’à germer en moi puisque je suis devenue pauvre de possession. Je me regarde et ne me vois plus : qu’ai-je encore à moi, si ce n’est juste un bol pour manger, un duvet pour dormir, les mêmes vêtements jour après jour, et rien de superflu dans la nourriture …
Je suis sans apprêt, sans rien qui m’appartienne vraiment.
Lorsque je pose la tête pour dormir, au creux de mes bras pour unique oreiller, que j’entends le souffle régulier de Sidi et Lella, je sais ce que le mot « rien » peut signifier. Je n’ai que le strict minimum pour faire face aux aléas de la météo, pour assurer une toilette très succincte, et … c’est tout. Ma brosse ne peigne plus depuis longtemps les cheveux emmêlés et remplis de sable ; je n’ai que les mains pour toucher le visage car le miroir de poche est relégué au fond de ma trousse, inutile et vain. L’image de moi est intérieure ; c’est celle que j’offre à ceux qui m’entourent. Voilà ce « rien » que je suis venue chercher tout au fond de moi, tout au bout des sables, et qui m’emplit toute. Ma seule possession, ce sont mes mains qui se tendent vers moi ; c’est mon propre regard sur moi ; c’est mon corps à l’écoute de mes propres pas… Il n’y a rien … rien que moi avec moi. Je dois me contenter de ma seule compagnie ; autant dire qu’il faut s’annihiler pour avancer avec soi-même, pour discuter de longues heures solitaires avec soi-même, pour trouver chaque jour un sujet de conversation intéressant, non pas un monologue, mais un vrai dialogue entre sa pensée et les réponses glanées dans le sable et le soleil. Le vent se moque parfois de moi quand il me ressasse sans arrêt cette phrase : « tu voulais goûter au rien ; eh ! bien, le voilà : il est devant toi, derrière toi, autour de toi, en toi ». Le vent se fait grave quand il me dit : « remplis-toi de lui ; fais-le tien. Et si ce rien te parle, alors écoute-le, car il est sagesse et connaissance. Ecoute attentivement le silence du rien ; tends l’oreille et même si tu crois que tout est muet, tu te trompes et tu le sais. Il te faut être encore plus en osmose avec le rien pour en percevoir toute sa richesse. Ne te décourages pas ; ne te détournes pas de lui et si tu peines sur ses rives, c’est que ce silence là se mérite et s’obtient par abnégation de toi, par oubli de toi. Tu n’es pas allée assez loin dans le dépouillement et c’est pour cela que tu te heurtes à son mutisme ; déshabilles-toi encore plus ; sois simplement nudité pour avancer sur sa route et lui te vêtira de compréhension et de richesse ».
Au milieu du rien, je ne suis qu’un corps mal fagoté, mal lavé … mais la réalité est là : je ne suis rien, je n’ai rien, je n’attends rien … mais je suis heureuse. J’ai entendu le vent et compris son message.
Mais est-ce un fragment de bonheur puisque je ne palpe qu’un fragment du « rien » ? Pourrais-je tenir les mêmes propos si je devais être confrontée, jour après jour, à la pauvreté du « rien » ? Pourrais-je me sentir aussi libre si je n’avais que le « rien » pour unique horizon ? Ce « rien » qui m’est donné d’aimer ne dure que le temps d’une miette de vie. J’ai conscience que ce rien ne signifie pas la même chose pour les nomades qui vivent là, le temps d’une vie entière. Je bascule entre deux perceptions, plénitude intérieure et réalité abrupte d’un rien qui fait mal et qui dérange. Juste un morceau de rien pour mieux me comprendre, pour mieux m’atteindre : voilà ce que le désert m’offre, ne me demandant nullement de passer ma vie, retirée du monde. Ce rien est juste une étincelle dans ma parenthèse désertique pour me situer par rapport à moi-même. Ce rien n’a aucune adéquation avec la vie quotidienne car celle-là est difficile, ardue, pénible, âpre, miséreuse. C’est peut-être pour cela que les nomades, ne possédant rien, sont capables de rires, de générosité et de tendresse, car ils portent en eux naturellement la compréhension de la vie que je suis venue chercher auprès d’eux. Il est bon, tout simplement, de vivre un instant ainsi, qui permet d’aller en soi et d’en sortir vainqueur et libre.